http://www.liberation.fr/culture/2015/06/05/slavoj-zizek-je-reste-communiste-car-tout-le-monde-peut-etre-socialiste-meme-bill-gates_1323864
INTERVIEW
Alors que paraît
son essai «Moins que rien», l’extravagant philosophe slovène éreinte la gauche
morale, légitime la blague raciste, tout en faisant de Malcolm X son
héros.
Ecrire un livre de
960 pages et l’intituler Moins que rien, voilà bien le genre de la
fantasque pop-star de la philosophie, Slavoj Zizek. On pensait faire une
interview à l’occasion de la sortie de son livre chez Fayard, loupé ! Le
directeur de recherche à la Birkbeck School of Law fait les questions et les
réponses, passe du coq à l’âne, parle de Marx et surtout de Hegel, de son
communisme et de bien d’autres choses. Bribes.
Le progrès, Hegel et la
modernité
«Si on veut rester de gauche
aujourd’hui, on doit absolument rejeter cette métaphore du progrès historique.
Il y a peut-être une tendance de l’histoire, mais elle porte plutôt vers une
catastrophe. J’aime beaucoup cette phrase de Walter Benjamin : "Aujourd’hui,
notre tâche n’est pas de progresser dans le temps du progrès mais plutôt de
tirer la sonnette d’alarme." C’est ça !
Hegel dit que la philosophie
ne peut pas prescrire ou analyser le futur. C’est seulement dans le temps passé
que la philosophie peut conceptualiser. Il n’a pas été un crétin complet. Il
formule une utopie possible de ce qui peut se former après la Révolution
française. Mais il est plus que ça, il est en fait extrêmement ouvert. C’est
pourquoi je crois qu’on doit retourner de Marx à Hegel, précisément dans la
perspective de notre situation aujourd’hui. Hegel est beaucoup plus
matérialiste, au sens d’ouvert à la contingence. Son problème, c’est
précisément de savoir comment rester fidèle à la Révolution française sans
répéter la Terreur. En ce sens, c’est un beckettien : "Try again, fail
again, fail better" («essaie encore, échoue encore, échoue mieux»). Il ne
s’agit pas de savoir comment préparer la Révolution - on a déjà essayé, ça a
été un échec ! Notre problème est exactement celui de Hegel: comment, après le
stalinisme, rester fidèle au projet d’émancipation, comment ne pas devenir un
libéral cynique ou un conservateur.»
Moi, communiste ?
«De façon naïve et bête, on
pourrait simplement dire : "OK, le communisme, c’est fini." Mais je
reste communiste, un communiste négatif très modeste. Je demeure marxiste dans
quel sens ? On ne doit jamais oublier la relation de Marx au capitalisme, qui a
été très ambiguë, parce que le capitalisme, quand même, exerçait comme une
fascination sur lui : c’est le système le plus dynamique, c’est presque un
miracle ! Je suis entièrement d’accord avec ça et cela me crée des difficultés
politiques.
Je dis bien communiste et pas
socialiste, car tout le monde peut être socialiste, Bill Gates peut être
socialiste. Socialiste, ça veut dire oui, mon Dieu, il y a des gens qui
souffrent, il faut les aider, il faut être solidaire, il faut de l’humanitaire,
blablabla… Mais ce n’est pas le problème. Le problème est celui de la
résistance contre le capitalisme global. Ce qui spécifie le communisme, c’est
l’universalité.»
La gauche et la «censure de
nos rêves»
«J’aime cette formule de
Badiou qui dit qu’on doit commencer avec la censure de nos rêves. C’est quand
on quitte notre monde pour en imaginer un autre qu’on reste prisonnier. Ça peut
faire hurler un homme de gauche, mais je suis pour aller jusqu’au bout :
réhabiliter l’Etat ! Je crois que, pour faire face à nos problèmes, on aura de
plus en plus besoin de grande formation sociale. On dit que l’Etat perd du
pouvoir, mais ce n’est pas vrai. Le capitalisme d’aujourd’hui dépend de plus en
plus des régulations de l’Etat. Quand Hegel dit que l’Etat, c’est l’existence
visible de Dieu, c’est peut-être vrai ! Le problème de la gauche, c’est qu’elle
rêve à distance au lieu de se réapproprier l’Etat.»
Alain Finkielkraut, mon ami ?
«Je suis ami avec lui parce
que j’aime les conservateurs, mais pas les réactionnaires. Marx dit que les
conservateurs pessimistes c’est parfois mieux que les libéraux, parce que les
premiers admettent les antagonismes. Le problème avec Finkielkraut, c’est qu’il
croit qu’on peut se défendre au nom de quelque identité, alors que je suis plus
pessimiste.»
Suis-je obligé d’aimer mon
voisin ?
«On a cru que le capitalisme
nous permettrait de dissoudre les identités partielles… Pour l’heure, il y a
une forme de capitalisme où la globalisation du marché peut coexister
idéalement avec une très forte identité ethnique, raciste… Lacan avait prédit
déjà que le marché commun allait nous pousser vers des formes de racisme.
La limite de l’universalisme,
c’est ce qu’on appelle les modes de vie. Ce qui m’intéresse, c’est le racisme
qui se reproduit dans les petites choses du quotidien. J’ai des amis qui sont
de gauche, antiracistes, mais quand un type asiatique ou noir s’approche, il y
a un certain malaise. Ils sont embêtés par certains petits détails : "Je
n’aime pas cette cuisine-là", "cette façon de
s’habiller", etc. L’universalisme, pour moi, ce n’est pas l’idée d’une
valeur de l’universel régnant partout qu’indiquent les ouvrages publiés par
l’Unesco : la culture mondiale, la vision béate d’un patrimoine culturel
universel… Je déteste tout ça. Je crois que la seule universalité, c’est
l’universalité de la lutte sociale et politique, le front commun qui permet une
identification, une solidarité authentique. Je n’aime pas les libéraux de
gauche, les multiculturalistes qui disent : «On doit comprendre l’autre.» Non,
je ne veux pas comprendre l’autre, je m’en fous. Mon idéal, ce n’est pas de vivre
dans un immeuble où il y a une famille viet, une autre latino, une autre noire.
Bien sûr, j’y vivrais bien, mais, comme l’a dit Peter Sloterdijk, on a besoin
d’un "code de discrétion". C’est ça l’antiracisme authentique : une
"ignorance", une discrétion très polie, un respect. Je veux vivre
dans une ville avec toutes les cultures, mais je pense qu’elles doivent garder
une distance, et que ce n’est pas une mauvaise chose.»
Le local, le global et
Malcolm X
«Je suis un eurocentriste, je
ne crois absolument pas à cette idée que les traditions, les cultures locales,
les identités partielles peuvent être une résistance contre le capitalisme
global. Malcolm X est une des figures héroïques pour moi parce qu’il a
fait une chose géniale avec ce X qui, naturellement, veut dire : on n’a
pas de nom de famille, nous avons été arrachés à notre identité… Mais son génie
a consisté à dire : on ne doit pas redécouvrir nos racines, ce X nous
donne une chance unique d’inventer un mode de vie plus authentiquement universaliste
que l’Occident lui-même. C’est la thèse fondamentale de Marx.»
Ecologie, biogénétique,
apartheid… Contradictions contemporaines ?
«Juste quelques exemples de
notre temps. L’écologie, c’est une nécessité, on va être obligé d’inventer un
mode d’action collective qui n’est pas contrôlé par la machine.
Aujourd’hui, le problème n’est
plus le nucléaire, mais la biogénétique, cette possibilité du contrôle du
cerveau d’autrui par des champs magnétiques. On peut déjà connecter le cerveau
aux machines. On le voit pour certaines prothèses ou fauteuils roulants, on
pense à avancer et la machine nous fait avancer. Moi, ce qui me fait peur,
c’est que si on peut le faire dans cette direction, on peut le faire dans
l’autre : de la machine à notre cerveau. Il y a déjà des expériences sur les
rats, et on arrive à les téléguider. Si on parvient à le faire sur les humains,
quelle sera mon expérience : aurais-je l’impression qu’on a pris le contrôle de
moi ou penserais-je encore que je suis libre ?
On s’approche de nouveau d’une
société d’apartheid. Le mur de Berlin est tombé, mais il y a des petits murs
partout. Il n’y aura pas de Grande Guerre, mais une "guerre civile
froide", implicite. Il y a des gens qui sont inclus et d’autres exclus,
hors des murs, et cela devient encore plus violent que la différence de classe
de Marx. Dans son idée, malgré la différence entre propriétaire et prolétaire,
il y a quand même, au niveau politique, une égalité formelle. Je crois que ça,
c’est en train de disparaître. Les tensions, les antagonismes se créent au sein
d’une même communauté politique, y compris parmi les défavorisés, comme une
"guerre des pauvres".»
Le harcèlement, la cigarette,
la blague
«J’aime beaucoup cette phrase
de Gilles Deleuze : "Il n’y a pas seulement des réponses erronées, il y a
aussi des questions erronées." On devrait y réfléchir quand on parle, par
exemple, comme aux Etats-Unis, de harcèlement. D’un côté, il y a des viols, du
racisme, mais de l’autre, au quotidien, quand l’autre s’approche trop de vous,
vous le regardez dans les yeux… on vous dit que c’est du viol visuel ! Ce qui
me rend triste, c’est cette peur de la proximité de l’autre. Quand on parle de
harcèlement, la cible véritable, ce sont les pauvres finalement, qui sont
toujours vulgaires, etc.
Je trouve aussi profondément
problématique toute cette campagne sur le tabagisme passif. On est dans une
crise financière, pourquoi ne pas faire un jeu stalinien du genre : si tu peux
prouver que tu fumes au moins un paquet de cigarettes par jour, c’est
formidable, tu aides l’Etat avec des taxes, peut-être même vas-tu mourir plus
tôt et régler le problème de la retraite ! Tu peux avoir une médaille pour la
stabilisation financière ! C’est une blague, mais la blague, le Witz, a une
force. En Yougoslavie, dans les années 80, lors de la montée du
nationalisme, les blagues racistes, ça a fonctionné comme l’instrument le plus
fort de la solidarité. Ce ne sont pas des mots d’esprit contre les autres mais
contre sa propre identité, chaque nation est identifiée et s’identifie à un
trait raciste : les Slovènes sont avares ; au Monténégro, ils sont paresseux…
Au lieu de critiquer, on s’identifie avec plaisir, on raconte des Witze, et ça
a fonctionné d’une façon libératrice. Quand les choses sont vraiment horribles,
la tragédie ne marche pas, parce qu’elle présuppose une certaine dignité. Par
exemple, si on imagine une tragédie à Auschwitz, un Juif qui se confronte de
façon héroïque à un nazi concède déjà trop au nazi. La situation a été tellement
horrible que ça n’a pas été possible pour la victime. Tous les bons films sur
l’Holocauste ont été des comédies !
SLAVOJ ZIZEK MOINS QUE RIEN
Traduit de l’anglais par Christine Vivier, éd. Fayard, 960pp., 32€
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